Le coin des amatheurs version 2
« Il est vrai que certains philosophes prétendent que la mathématique n'est pas véritablement une science et qu'elle relève plutôt de la philosophie, pour la raison, dit-on, qu'en mathématique on n'a pas à se confronter avec le monde réel. Je ne sais si une telle vision implique un jugement flatteur sur la philosophie, mais je me réserve de discuter de son bien-fondé concernant les mathématiques. L'on pourrait aussi défendre la thèse selon laquelle les mathématiques relèvent plutôt de l'art, et pour ma part je trouve qu'il y a une part de vérité dans cette façon de voir. Une théorie mathématique bien faite inspire en effet un sentiment esthétique, comme une belle construction en architecture ou en musique ; de plus, il est certain que les qualités esthétiques d'une belle théorie en facilitent la diffusion et la rendent apte à une utilisation efficace. Cependant, vouloir réduire les mathématiques à une branche de la philosophie ou à une manifestation d'ordre purement artistique serait méconnaître leur véritable nature, et le mathématicien qui cherche sait bien que l'essentiel de sa démarche est d'un autre ordre.
Le mathématicien sent plus ou moins confusément qu'il est à la recherche d'une réalité cachée qui refuse de se dévoiler du premier coup. Il lui faut, sans se laisser décourager par des tentatives infructueuses, persévérer en se livrant à ce que j'appellerai des expériences variées, jusqu'au moment béni où il découvrira tout à coup ce qu'il cherchait, ou parfois ce à quoi il ne s'attendait pas du tout. Quelle est donc cette réalité que le mathématicien poursuit sans cesse de ses efforts et qu'il n'a jamais fini de découvrir entièrement ? La mathématique serait-elle une science expérimentale ? Certains seront peut-être étonnés ou choqués de m'entendre parler de recherche expérimentale, alors qu'il est universellement admis que les mathématiques sont une construction qui ne repose que sur la logique et qu'à partir du moment où les raisonnements sont corrects, les conclusions sont assurées, du moins si l'on s'est préalablement mis d'accord sur le point de départ, c'est-à-dire sur les axiomes. Loin de moi l'idée de vouloir minimiser l'importance du raisonnement logique : il est l'outil indispensable et unique. Mais ce n'est qu'un outil. Confondre cet outil avec l'objet même de la recherche mathématique serait, à mon avis, aussi erroné que de confondre, en physique, la recherche des lois de la nature avec la mise au point d'instruments plus ou moins perfectionnés. La construction des instruments n'est pas le but ultime du physicien ; ce n'est qu'un outil pour la découverte. Il en est de même en mathématique : on y fabrique, à l'aide de la pure logique, des outils de plus en plus perfectionnés, qui s'appellent des théories, dont le but ultime est d'aider à découvrir de nouveaux phénomènes, des lois nouvelles. Et de même que certaines lois de la biologie moléculaire ont pu être découvertes avec l'aide du microscope électronique (instrument qui lui-même n'a pu être conçu et réalisé que grâce à la connaissance de lois plus ou moins cachées de la physique), de même certaines lois de la théorie des nombres n'ont pu être découvertes, c'est-à-dire prouvées, qu'avec l'aide du puissant outil qui s'appelle, en mathématique, la théorie des faisceaux et de la cohomologie. Cet exemple montre en outre qu'un outil mathématique bien conçu peut avoir des applications dans un domaine des mathématiques tout différent de celui qui a permis de le concevoir. Il s'agit là d'un fait essentiel pour le développement de notre science : vouloir découper les mathématiques en morceaux séparés les uns des autres par des cloisons étanches ne peut conduire qu'à la stérilité. Et voilà pourquoi il faut sans cesse lutter contre la spécialisation excessive, voilà pourquoi nous aimons parler de l'unité de la mathématique.
Mais je m'aperçois que je n'ai pas encore défini explicitement le véritable objet de la recherche mathématique. Je n'ai pas dit quelle est cette réalité, indépendante de nous, que nous nous efforçons de découvrir et qui, lorsque nous en avons saisi quelques bribes, nous permet de mieux comprendre que chaque découverte soulève de nouveaux problèmes et que notre recherche est sans fin. [...] Cette réalité que nous poursuivons, elle est pour le mathématicien le « monde réel » auquel il se trouve confronté et dont il n'est pas maître. Si cette réalité n'existait pas, si les mathématiques n'étaient qu'un jeu un peu vain et gratuit, comment pourrait-on expliquer qu'elles puissent servir avec efficacité les autres sciences ? La réalité mathématique est une inconnue dont nous découvrons des lambeaux ; ce qui nous est encore caché est imprévisible, ou du moins n'est pas prévisible à long terme. »
Source :
Discours d'Henri Cartan prononcé en 1977 lors de la remise de la médaille d'or du CNRS